Textes d’Angèle de Foligno

Angèle n’a rien écrit elle-même, mais a dicté principalement à « un frère copiste » franciscain qui l’avait accompagné à Assise lors de la « crise » qui extériorisa son expérience intense de l’amour divin. Elle se justifie à ses yeux en répondant à ses questions puis décrit ses « pas » d’une longue ascension intérieure ouverte par cette expérience. De très nombreuses éditions de « son œuvre » sont faites en latin dès 1502 et en diverses langues dont en français celle de Poiret en 1696 et celle de Hello en 1868. Malheureusement ces mosaïques textuelles ne respectent pas l’ordre chronologique et affaiblissent les termes. Il faut recourir à l’édition bilingue latin-français de 1927, faite sur un bon manuscrit, malheureusement actuellement délaissée au profit de celle de Hello, pour retrouver la force de l’original (Le livre de l’expérience des vrais fidèles, texte latin publié d’après le manuscrit d’Assise par M.-J. Ferré, traduit  avec la collaboration de L. Baudry, Droz, 1927). Nous l’utilisons en livrant un choix extrait de ce livre de l’expérience des vrais fidèles. Les titres sont repris des en-têtes de l’édition bilingue de 1927.

SUR LA ROUTE D'ASSISE [49, 51].

« … Je veux aller en parlant - avec toi par ce chemin. Je ne cesserai pas de parler. Et toi, tu ne pourras écouter d'autre parole, parce que je t'ai élevée ; et je ne m'éloignerai pas de toi que tu ne sois venue dans Saint-François pour la seconde fois. Alors je m'éloignerai de toi en ce sens que je ne te donnerai plus cette consolation ; mais je ne m'éloignerai jamais réellement de toi si tu m'aimes. » Et il commença à dire : « Ma douce fille, ma fille, mon aimée, mon temple ; ma fille, mon aimée, aime-moi : car je t'aime beaucoup plus que tu ne peux m'aimer. » Et très souvent il disait : « Ma fille et mon épouse, que tu m'es douce ! » Il disait encore : « Je t'aime beaucoup. Je me suis reposé en toi, repose-toi en moi maintenant. Tu as prié mon ser­viteur François. Mon serviteur François m'a beaucoup aimé, c'est pourquoi j'ai fait en lui de grandes choses ; s'il y avait quel­que personne qui m'aimât plus que lui, je ferais plus en elle. »

A ces paroles, je commençai à avoir un grand doute, et mon âme lui dit : « Si tu étais le Saint-Esprit, tu ne me parlerais pas de la sorte, cela pourrait me nuire, je suis faible, je pourrais en tirer de la vaine gloire. » Et il répondit : « Vois maintenant si de tout cela tu peux tirer quelque vaine gloire et t'enorgueillir ; et sors de ces paroles si tu peux. » Je me mis à l'œuvre, je m'ef­forçai de vouloir en tirer de la vaine gloire, pour me rendre compte s'il disait la vérité, et s'il était le Saint-Esprit , je com­mençai à regarder çà et là parmi les vignes pour sortir de cette parole. Mais où que je portasse mes regards, il me disait : « Ceci est ma créature » ; et je sentais une douceur divine ineffable. Alors tous mes péchés et mes vices me revenaient à l'esprit ; je ne voyais en moi que péchés et défauts. Et je ressentais une humi­lité comme je n'en avais jamais éprouvée. […] [51] Puis il disait : « Demande la grâce qui te plaira, pour toi, pour tes com­pagnons et pour tous ceux que tu voudras. Et prépare-toi à rece­voir; car je suis bien plus prêt à donner que tu ne l'es à recevoir. » Et moi je dis, et mon âme cria : «Je ne veux pas demander, parce que je ne suis pas digne. » Et tous mes péchés me revenaient encore à la mémoire. Mon âme ajouta : « Si tu étais l'Esprit Saint, tu ne me dirais pas de si grandes paroles ; ou, si tu me les disais, j'en devrais avoir une joie si grande que mon âme ne devrait pas pouvoir la supporter. » II répondit : « Rien ne peut être ou se faire que comme je veux ; voilà pourquoi je ne te donne pas une plus grande joie que celle-ci. Je n'en ai pas tant dit à Paul et il est tombé à terre, privé du sentiment et de la vue ; quant à toi, tu viens avec tes compagnons, nul d'entre eux ne sait rien ; voilà pourquoi je ne te donne pas un sentiment plus grand. Voici d'ailleurs un signe que je te donne : Essaye, efforce-toi de parler à tes compagnons, de penser à quelque autre chose bonne ou mauvaise; tu ne pourras penser à autre chose qu'à Dieu. Et si je fais tout cela, ce n'est point à cause de tes mérites. »

DANS LA BASILIQUE D'ASSISE [53].  RETOUR A FOLIGNO  [55].

Lorsqu'il me disait tout le reste, je ressentais également une grande douceur. Et moi je disais par zèle : « On verra bien si tu es l'Esprit Saint, car tu viendras avec moi, comme tu me l'as dit. » Il m'avait dit en effet : « Je m'éloignerai de toi, quant à cette consolation, quand tu viendras pour la deuxième fois à Saint-François [d’Assise] ; mais je ne m'éloignerai pas effectivement, si tu m'aimes. » Il m'accompagna jusque dans Saint-François comme il avait dit ; il ne s'éloigna point de moi quand j'y entrai ni pendant que j'y restai ; il demeura jusqu'après le repas, c'est-à-dire jusqu'à mon retour dans l'église. Alors, aussitôt que je me fus agenouillée à l'entrée, quand j'aperçus une peinture représentant saint François serré contre la poitrine du Christ, il me dit: « Voilà comme je te tiendrai serrée, et beaucoup plus qu'on ne peut le voir avec les yeux du corps. Et maintenant, ma douce fille, mon temple, voici l'heure où je vais accomplir ce que je t'ai dit ; car, quant à cette forme de consolation, je te quitte ; mais je ne te quitterai jamais, si tu m'aimes. » Si amère que fût cette parole, j'en éprouvai une douceur extrême. Et je regardai afin de voir aussi avec les yeux du corps et de l'esprit.

Ici, moi frère, je l'interrogeai et je lui dis : « Que vis-tu ? » Elle répondit : « Je vis une chose pleine, une majesté immense, que je ne saurais exprimer ; mais il me sembla que c'était le souverain bien. Elle me dit beaucoup de douces paroles en s'éloi­gnant ; elle s'éloigna lentement avec une suavité immense, sans secousse. Aussitôt après son départ, je commençai à pousser de hauts cris, à vociférer. Je criais sans aucune honte, disant et redi­sant: « Amour inconnu ! Pourquoi m'abandonnes-tu ? » Je ne disais et je ne pouvais que dire sans honte ces paroles « Amour inconnu ! Pourquoi ? Et pourquoi ? Et pourquoi ? » Toutefois ce mot-là s'arrêtait tellement entrecoupé dans ma gorge qu'on ne le comprenait pas. Puis mon interlocuteur me laissa avec l'absolue certitude que sûrement il était Dieu [55] lui-même. Je criais, voulant mourir. Et ce m'était une grande douleur de ne pas mourir et de survivre. Toutes mes articulations se brisaient.

Après cela, je revins d'Assise avec cette extrême douceur, et je rentrai chez moi par la route. Tout le long du chemin, je par­lais de Dieu, j'avais grand peine à me taire ; cependant je me contenais de mon mieux à cause de mes compagnons. […]

36. Rentrée dans ma maison, je sentis une douceur paisible, et cependant très grande, que je ne sais exprimer. Je désirais mourir. Ce m'était une si grande peine de vivre à cause de cette douceur paisible, tranquille, immense au-delà de tout ce que l'on peut dire, que, pour aller à cette douceur que je sentais et par crainte de la perdre, je désirais mourir à ce monde ; vivre m'était une peine plus dure que la douleur causée par la mort de ma mère et de mes fils et que toute douleur que je pouvais imaginer. Je demeurai chez moi couchée, jouissant de cette ineffable consola­tion, pendant huit jours. Et mon âme criait : «Seigneur, aie pitié de moi; ne permets pas que je demeure plus longtemps en ce monde. »

DIEU UNIQUE DÉLICE DE L’AME [79].  DIEU EST L'AMOUR DE L’AME [81].

45. Je lui demandai, moi frère copiste, ce qu'elle voyait, com­ment elle le voyait, et si elle voyait une chose corporelle. Elle me répondit en ces termes : « Je voyais une plénitude, une clarté, dont je me sentais tellement remplie que pour te le faire com­prendre, je ne trouve ni parole ni comparaison ; je ne saurais te dire que j'ai vu quelque chose de corporel ; c'était comme c'est au ciel, une beauté si grande que je ne puis rien te dire, si ce n'est que c'était beauté et souverain bien. […] je me délectais en lui seul, je n'avais, je ne pouvais avoir aucune envie de regarder ni les saints ni les anges. Et lui de me dire : « Je te cache une partie du grand amour que je te porte.» Et mon âme comprenait qu'il ne me montrait comparativement presque rien de l'amour qu'il me portait. Comme mon âme disait : « D'où vient que tu as tant d'amour pour moi qui suis si pécheresse, pourquoi mettre ta complaisance en moi qui suis si misérable et qui t'ai offensé tout le temps de ma vie ? » il répondait : « Je te porte [81] un tel amour, que je ne me souviens plus de tes défaillances ; mes yeux ne les regardent plus.» Et : « J'ai déposé en toi un grand trésor. » Alors mon âme sentait que c'était certainement vrai, mon cœur n'en doutait plus. Elle sentait, elle voyait aussi, que les yeux de Dieu me regardaient; et elle recevait de ces regards une telle délectation, qu'aucun homme et même qu'aucun d'entre les Saints qui sont ici, s'il venait à descendre, ne pourrait la dire, l'exprimer. Quand il me dit : je te cache beaucoup de mon amour parce qu'autrement tu ne pourrais le porter, mon âme ré­pondit : « Si tu es le Dieu tout-puissant, tu peux bien faire que je le porte. » Il répliqua : « Mais tu aurais sur terre tout ce que tu souhaites, tu n'aurais plus faim de moi, c'est justement pour cette raison que je ne veux pas. Je veux que dans ce monde tu me désires, tu languisses de moi. »

DIEU EST L’AMOUR DE L’AME [83].

Expliquant ensuite cette parole : que Dieu est l’amour de l’âme, elle me dit : Dieu aime l’âme, il est lui-même l’amour de l’âme.

CONTRE L’ORGUEIL [111].

Elle me dit encore à moi, frère copiste, qu’une fois Dieu lui dit et lui montra péremptoirement et en détail qu’elle n’était rien, qu’elle était faite d’une matière vile, qu’il ne trouvait en elle  aucune bonté, que cependant Dieu l’aimait, que ce Dieu qu’elle-même peut aimer est chose si grande et si parfaite que la pensée de l’amour qu’il lui porte ne peut lui causer aucun orgueil…

JE VIS EN MOI DEUX PARTIES [159]. LUTINS ET CRAPAUDS [161].

Et je voyais en moi deux parties, comme si on eût tracé en moi une route. D'un côté je ne voyais qu'amour et tout bien, venant de Dieu et non de moi; de l'autre, je me voyais aride, je voyais qu'il ne venait de moi aucun bien. Par là, je vis que ce n'était pas moi qui aimais, bien que je fusse toute transformée en amour, mais que cela ne venait que de Dieu. Puis les deux parties se réu­nirent, et leur union me donna un amour beaucoup plus grand, beaucoup plus ardent. J'avais le désir d'aller à cet amour.

[161] 76. Entre cet amour, si grand que je pus à peine concevoir qu'il en existe un plus grand si ce n'est celui qui donne la mort, entre ce premier amour, dis-je, et cette suprême et mortelle ardeur, il est quelque chose d'intermédiaire dont je ne puis rien rapporter, parce qu'il a tant de profondeur, d'allé­gresse et de joie qu'on ne saurait le décrire. Alors, je ne saurais consentir à rien entendre de la passion, je ne voudrais entendre que le nom de Dieu, car je le sens avec tant de délectation que tout le reste, lui étant inférieur, me devient un embarras. Ce qu'on pourrait me dire de l'Evangile ou de toute autre parole divine ne me semble rien, car je vois des mystères plus grands encore.

Lorsque cet amour me quitte, je reste si contente, si angélique, que j'aime les lutins, les crapauds, les serpents et même les démons; tout ce que je pourrais voir commettre, fût-ce un péché mortel ne me déplairait pas, - je veux dire que je n'en aurais point de déplaisir, - croyant que Dieu le permet avec raison. Si alors un chien me dévorait, je n'en aurais cure, et, me semble­-t-il, je ne me plaindrais point, je ne ressentirais aucune douleur.

LE DÉSIR DE DIEU  [171]. SIGNES DE LA PRÉSENCE DE DIEU [173].

84. De nouveau Dieu vient encore dans l'âme, il lui dit des paroles très douces dans lesquelles elle se délecte grandement et elle le sent. Ce sentiment lui procure grandes délices; mais il lui reste encore un léger doute, elle n'a pas la certitude que Dieu réside en elle. La raison s'en trouve, me semble-t-il, soit dans la grande malice et dans l'insuffisance de la créature, soit dans la volonté de Dieu qui ne veut pas lui donner plus de certi­tude et de sécurité. Mais ici l'âme a la certitude que Dieu réside en elle, parce qu'elle le sent d'un sentiment nouveau, d'un senti­ment tellement redoublé, avec tant d'amour et de feu divin, que toute crainte de l'âme et du corps s'évanouit. L'âme dit des paroles qu'elle n'a jamais entendues d'aucun mortel, elle les com­prend dans la plus vive lumière; ce lui est une peine à les taire. Si elle les tait, elle les tait par zèle pour ne pas déplaire à l'amour ; elle les tait parce qu'elle croit en toute certitude que des mystères si élevés ne seraient pas compris, attendu que s'il lui arrive d'en révéler quelque chose, elle voit et sent qu'on ne la comprend pas ; elle les tait parce qu'elle ne veut pas dire : « J'expérimente des choses si élevées », de peur de déplaire à l'amour. […]

85. Dans ce sentiment où l'âme trouve la certitude que Dieu est en elle, il lui est donné de vouloir si parfaitement Dieu, que tout en elle participe à cette volonté en toute vérité. C'est bien en toute sincérité tandis que c'est mensongèrement que l'âme dit [173] vouloir Dieu et que c'est mensongèrement qu'elle le veut parce que ce n'était pas vrai en toutes choses ni de toute manière, parce que ce n'était pas vrai à tous points de vue ; mais alors tous les membres du corps concordent avec l'âme, l'âme fait si bien un avec le cour, avec tout le corps qu'elle devient une seule chose avec eux et répond une seule chose pour eux tous. L'âme veut Dieu, et ce vouloir lui est donné par la grâce. Quand donc il est dit à l'âme : « Que veux-tu ? » Elle répond : « Je veux Dieu. » Et Dieu lui dit : « Et moi j'accomplirai en toi cette volonté. » Car jusque-là, elle ne vou­lait pas Dieu vraiment et de tout soi. Ce vouloir lui est donné par la grâce, et par ce vouloir elle connaît que Dieu réside en elle, qu'il entre en société avec elle. Ainsi lui est donné cette volonté une dans laquelle elle se sent aimer Dieu d'un amour analogue à l'amour véritable dont Dieu nous a aimés. L'âme sent que Dieu se mêle à elle et lui tient compagnie.

VERTUS DE LA PAUVRETÉ [187]. NÉANT DE LA SAGESSE DU MONDE [189].

La fidèle du Christ me rapporta encore ceci : « L'orgueil ne peut trouver place que dans ceux qui croient posséder quelque chose. L'ange déchu et le premier homme ne se sont enorgueillis et ne sont tombés que parce qu'ils ont pensé et cru posséder. Or, ni l'ange, ni l'homme, ni quoi que ce soit n'a l'être; il n'y en a qu'un qui le possède, c'est Dieu. […]

[189] « Cette doctrine est celle de la sagesse divine qui d'abord fait voir à la personne ses défauts, puis lui fait voir sa pauvreté, la rend pauvre, et l'ayant illuminée du don de la grâce, lui fait voir la bonté de Dieu. Ceci fait, tout doute sur Dieu lui est enlevé, elle aime Dieu de tout elle-même, et, aimant comme elle aime, elle travaille. Toute confiance en soi lui est enlevée. »

PAUVRETE [279].

Le second enseignement du bienheureux François, ce fut la pauvreté, la douleur, l’abaissement et l’obéissance vraie. Il a été la pauvreté même intérieurement extérieurement, c’est par elle qu’il vécut, persévéra.

[L’AMOUR VRAI] [311].

Voici le signe de l'amour vrai : celui qui aime ne transforme pas une partie de soi-même, mais tout soi en l'aimé. Comme cette transformation n'est pas continue, comme elle ne dure point, l'âme est prise par le désir de chercher tous les modes qui lui permettront de se transformer en la volonté de l'aimé afin de retrouver à nouveau la vision. Elle cherche ce qu'a aimé celui qu'elle aime.

MON AMOUR N'A PAS ÉTÉ UN MENSONCE [341].

Tandis que je réfléchissais spécialement à cette parole : « Je ne t'ai pas aimée comme une absente, » il ajouta : « Je suis plus intime à ton âme que ton âme à soi-même. » Ce mot augmenta encore ma douleur, parce que plus je voyais combien il était intime à mon âme, plus je connaissais que je m'étais pour ma part éloignée de lui.

AVEC ET SANS LA GRACE [365].

A cause des regards ineffables, très doux, très consolants que je plonge dans ce Dieu incréé, Dieu même, dans son indicible bonté, me fait revenir et me retourner complètement vers toi, il me fait regarder en toi ; il me semble qu'il me montre pour ainsi dire tout ce qui est en toi, intérieurement et extérieurement, en sorte qu'avec une joie indicible et toute nouvelle, je me sens deve­nue toi, que je ne puis détourner mes yeux de ta personne. Sache­-le, mon fils, mon amour est si ardent que je demande à celui qui l'a fait de le tempérer ; car il me semble que je ne m'appartiens plus, que je suis tienne. Ce qui me fait dire intérieurement : « A qui est-ce que j'écris, puisque je suis toi et que tu es moi ? » Si tu pouvais lire dans mon cœur, ô mon fils, tu serais bien contraint de faire tout ce que Dieu veut, car mon cœur est le cœur de Dieu et le cœur de Dieu est mon cœur.

SEPTIÈME DON [375].

Et parce qu'on est infirme encore et incapable de servir Dieu sans l'espoir d'une récompense, qu'on sache bien que l'on mérite ainsi de posséder Dieu dans la patrie [paix ?], mieux encore, d'être transformé totalement en Dieu. Et cela est si vrai que même en cette vie Dieu transforme déjà beaucoup en lui-même l'âme qui reproduit en elle ses abaissements, ses pau­vretés, ses douleurs. Toutefois l'âme ne doit pas, en cette vie chercher et désirer ces consolations divines, si ce n’est peut-être pour réconforter sa faiblesse.

DE L'AMOUR DE DIEU [395].

172. - Ce Dieu, notre créateur, Dieu incarné, Bien souverain et parfait, est tout amour. Il aime de soi tout, il voudrait qu'on l'aimât tout de soi. Il voudrait voir l'amour transformer en lui tous ses fils. J'appelle ses fils spéciaux, choisis, ceux qui, par la grâce et la charité, vivent dans ce Dieu bon et parfait en l'aimant parfaitement. Nous sommes tous ses fils par création ; mais ses fils spéciaux, choisis, sont ceux en qui ce Dieu, souverain Bien se délecte particulièrement, parce qu'il découvre en eux sa propre ressemblance. La grâce divine et le parfait amour divin peuvent, seuls déposer, réaliser, former cette ressemblance dans l'âme de tout fils de Dieu. Dieu, en raison de sa noblesse naturelle, voudrait le cœur de son fils tout entier et non par­tiellement, sans intermédiaire, sans partage, sans rien qui le lui dispute. Mais Dieu est si plein de courtoisie envers l'âme que si elle lui donne tout son cœur, il l'accepte tout entier; si elle le donne en partie, il l'accepte en partie, bien qu'il entre dans la nature de l'amour parfait de vouloir le tout et non une partie.

LE FER ROUGE [399].

…désirant, elle donne tout qu'elle a et peut avoir et elle se donne elle-même afin de pouvoir le posséder; alors le possédant, elle sent, elle goûte sa douceur ; possédant, sentant, goûtant Dieu, douceur souveraine et infinie, elle l'étreint avec une délectation incomparable. Pénétrée d'amour pour ce très doux aimé, elle désire l'étreindre ; désirant l'étreindre, elle l'embrasse; l'embras­sant, elle l'enserre fortement, elle s'unit à Dieu et unit Dieu à elle avec la suprême douceur de l'amour. La vertu de l'amour transforme l'amant en l'aimé et l'aimé en l'amant. C'est-à-dire embrasée d'amour divin, l'âme se transforme, l'amour, en Dieu, qu'elle aime avec tant de douceur. De même que le fer embrasé reçoit en lui la forme, la couleur, la chaleur, la vertu, la valeur du feu, et devient comme du feu ; de même qu'il se livre au feu tout entier, et non partiellement, et ne subsiste qu'en étant embrasé dans l'intime de sa substance ; ainsi, l'âme, unie à Dieu et avec Dieu par le feu parfait de l'amour divin, se donne et se place tout entière en Dieu, et transformée en Dieu sans avoir perdu sa substance propre, elle transforme sa vie tout entière dans le Dieu amour et l'amour la rend quasi toute divine.

Il faut donc que la connaissance précède, et qu'ensuite l'amour suive, pour transformer l'aimé en l'amant, c'est-à-dire pour transformer l'âme qui connaît en vérité et qui aime avec ferveur dans le bien qu'elle connaît et qu'elle aime avec ferveur. Or cette connaissance ne peut venir à l'âme ni d'elle, ni d'aucune créature ; elle ne peut lui venir que de la lumière divine; c'est un don spécial de la grâce de Dieu.

LA CHARITÉ  [423].

181. - En effet, la première de toutes les vertus, qui est l'amour de Dieu et du prochain, tire son origine de cette lumière de l'humilité ; voyant son néant et voyant Dieu humilié et abaissé pour un si vil néant et même unir son néant, l'âme s'embrase d'amour, et embrasée d'amour elle se transforme en Dieu. Une fois transformée en Dieu quelle est la créature qu'elle n'aimera selon son pouvoir ? Transformée ainsi par l'amour du créateur, elle aime toute créature selon son pouvoir parce qu'en toute créature, elle voit, comprend et connaît Dieu. Aussi trouve ­t-elle joie et allégresse dans le bonheur du prochain, tristesse et affliction dans ses maux. Pourquoi ? Parce qu'elle est bien­veillante. Voyant les misères spirituelles ou corporelles du pro­chain elle ne s'enorgueillit pas de ses biens spirituels pour le juger ou le mépriser, car illuminée par la susdite lumière, elle se voit parfaitement, et, se voyant, elle sait et connaît qu'elle est tombée dans les mêmes fautes que le prochain ou si elle n'y est pas tombée, elle sait et comprend que seule elle n'aurait pu résister, mais que la grâce l'a secourue, l'a tenue en quelque sorte par la main et fortifiée contre le mal.

AUTRES EFFETS DE L'HUMILITÉ [425].

182. - Je vous dis tout ceci, ô mes fils, afin que vous vous établissiez sur ce fondement, que vous vous y affer­missiez, et que vous vous efforciez d'y croître. Car celui qui s'est établi dans l'humilité a une vie très angélique, très pure, très charitable et très pacifique. Parce qu'il est plein de bonté, il est agréable à tous, il se fait aimable envers tous, surtout envers les prédestinés auxquels il est donné comme une lumière et un exemple pour les convertir ; sa bonté, sa mansuétude hâtent leur conversion. Comme sa paix est toute intérieure, nulle adversité ne la trouble ; il peut dire en toute vérité avec l'apôtre : « Qui nous séparera de la charité du Christ ? la tribulation, ou l'an­goisse, ou la faim, ou la persécution, ou le péril ? etc...» Cherchez, mes fils bénis, et ne cessez pas de chercher jusqu'à ce que vous ayez trouvé l'humilité, sans laquelle vous ne pouvez avancer dans la voie qui mène à Dieu.

L'AMOUR PARFAIT  [481].

200. - L'amour parfait, sans défaut, est celui de l'âme admise à voir l'être de Dieu. Quand l'âme est ainsi guidée et con­duite â la vision de l'être de Dieu, elle voit comment toute créa­ture tire son être de celui qui est l'Être suprême, comment toute chose, comment tout ce qui existe tient son être de l'Être suprême; elle voit qu'il n'est point d'autre être, et que rien ne possède l'être que par lui. L'âme puise dans cette vision une sagesse admi­rable, une sagesse pleine de gravité, une sagesse pleine de matu­rité. L'âme tire de cette vision le plus grand des biens, elle ne peut contredire, parce qu'elle voit en vérité que toutes les oeuvres de Dieu sont bonnes ; le mal vient de nous qui les détruisons. Cette vision de l'Essence divine excite l'âme à l'aimer. Elle nous apprend à aimer tout ce qui a reçu d'elle l'existence, à aimer tout ce qui a l'être, toute créature raisonnable ou non pour l'amour de Dieu. Elle nous enseigne à aimer les créatures raisonnables, surtout celles que nous savons aimées de Lui. Et quand elle voit l'Être suprême s'incliner par amour vers les créatures, elle s'in­cline aussi vers elles ; elle aime ceux qui aiment l'Être suprême, elle les reconnaît à des signes certains.

LA CHARITÉ  [515].  L'HUMILITÉ [517].

Une autre fois, elle dit: « O mes fils, je vous dirais volontiers quelques paroles, si j'étais sûre que Dieu ne trompera pas mon attente. » Elle faisait allusion à sa mort prochaine ; ayant un vif désir de mourir, elle craignait beaucoup que Dieu ne lui rendît la santé. Elle reprit: « Ce que je veux dire, je vous le dis unique­ment afin que vous mettiez en pratique ce que je n'ai pas moi-­même pratiqué, je vous le dis seulement pour l'honneur de Dieu et pour votre bien ; il m'en coûterait d'emporter avec moi ce qui peut vous être utile. Dieu a dit à mon âme : Tout ce qui est a moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi. Qui peut donc mériter que tous les biens de Dieu soient à lui ? Que tous nos biens soient à Dieu, et que tous les biens de Dieu soient à nous ? Rien en vérité ne peut nous donner ce mérite, hormis la charité. Mes petits enfants, mes frères et mes pères, efforcez-vous de vous aimer les uns les autres et d'avoir la charité divine ; l'amour de Dieu et l'amour du prochain font participer l'âme à l'héritage divin. Je ne vous laisse pas d'autre testament : aimez-vous les uns les autres ; je vous laisse tout ce que je possède, la vie du Christ, sa pauvreté, sa douleur, son abaissement.

Elle imposa la main sur la tête de chacun d'eux, en disant : « Soyez bénis de Dieu et de moi, mes petits enfants, vous et tous ceux qui ne sont pas ici. Je vous donne cette bénédiction suivant l'ordre que j'ai reçu du Christ ; je la donne de tout mon cœur aux [517] présents et aux absents. Que le Christ aussi vous la donne ; soyez bénis par cette main qui fut clouée sur la Croix. Ceux qui accepteront l'héritage de la vie du Christ, ceux-là seront vrai­ment fils de l'oraison, la vie éternelle les attend.» Elle dit ensuite : « Les paroles que je vais prononcer ne sont pas de moi, elles sont de Dieu. Car il a plu à la Bonté Divine de me donner le soin et la sollicitude de tous ses Fils et de toutes ses Filles qui sont dans le monde, en deçà et au-delà des mers. Je les ai gardés, j'ai souf­fert pour eux plus de douleurs que vous ne pensez. Elle dit : « O mon Dieu, je les remets aujourd'hui entre vos mains ; gardez-les et préservez-les de tout mal. » Elle ajouta : « Mes petits enfants efforcez-vous d'être chari­tables à l'égard de tous ; croyez-le bien, j'ai reçu plus de faveurs de Dieu quand j'ai pleuré, souffert pour les péchés des autres, que lorsque j'ai pleuré pour les miens. En vérité, il n'y a pas de plus grande charité que de souffrir pour les péchés du prochain.

DERNIERS INSTANTS [519].

Une autre fois elle dit : « Maudites soient les dignités qui enor­gueillissent l'âme : puissance, honneurs, prélatures. Mes petits enfants, efforcez-vous de vous faire petits ! » Puis elle cria : «  O néant inconnu ! O néant inconnu ! On ne peut avoir en ce monde de science plus utile que celle de son néant, ne rien faire de mieux que de s'emprisonner dans son néant. Parler de Dieu, faire de grandes pénitences, comprendre les Écritures, avoir son cœur presque constamment occupé des choses divines, toutes ces vanités spirituelles sont plus trompeuses que les vanités temporelles.

Autre saisie :

On ne trouve nulle part ailleurs un témoignage aussi intense de l’amour divin auquel elle  répondit de façon absolue. Elle répond à deux mystères majeurs : Comment l’amour divin intense qui nous est accordé - peut-être une fois dans l’existence, mais son souvenir est toujours efficient - peut-il s’accorder à notre indignité ?  - Parce que Lui seul existe. Le problème posé par « le mal » ? le bon seul existe.

Nous avons ainsi la chance d’avoir accès à son autobiographie mystique suivie chronologiquement sous la forme des dix-neuf pas de sa vie dictés au frère et disciple copiste, qui correspondent aux six années « ascétiques » précédant l’expérience d’amour de l’an 1291, suivis de sept pas, définis par ce dernier seul ; très honnêtement, il reconnaît la difficulté de déterminer leur nombre (Angèle avait évoqué 30 pas). Un tel témoignage est unique car le moyen âge ne pratique pas de « confessions » intimes (mais donne parfois des relations d’événements, souvent sans progression marquée, telles les relations de Julian de Norwich ou de Margerite Kempe). Nous le devons à l’insistance du frère disciple qui rapporte « cette expérience et cette science de l’expérience [1] ». Nous résumons ces pas d’une échelle spirituelle à l’aide d’un choix de fragments très courts [2] :

Les trois premiers pas sont une préparation : crainte, douleur, pénitence ; elle « commence à être illuminée » au quatrième où elle reconnaît la miséricorde de Dieu. 

 [5-13] Crainte (1er pas), douleur (2e pas), pénitence (3e pas), « reconnaissance de la miséricorde de Dieu » (4e pas), « connaissance de soi (5e pas), « une certaine illumination de la grâce … Je priais … de me rendre vivante. Alors il me semblait que toutes les créatures me prenaient en pitié, en compassion. » (6e pas). « Vision sans saveur de la croix » (7e pas), « Cette connaissance de la croix me donna un tel feu, que, debout près de la croix, je me dépouillai de tous mes vêtements et m’offris toute à lui ; je lui promis … de garder la chasteté perpétuelle… » (8e pas). « Il me fut inspiré que … je devais me dépouiller pour être plus légère, et aller nue … c’est-à-dire pardonner à tous ceux qui m’auraient offensée, me dépouiller de toutes choses terrestres … Vers cette époque … ma mère … vint à mourir … et en peu de temps, mon mari, tous mes fils » (9e pas).  Vision de « Dieu … cloué à la croix … il me disait : Que peux-tu donc faire qui te suffise ? » (10e pas).

[13-20] « Plus dure pénitence » (11e pas), « Je résolus de tout abandonner … Dieu répandit miséricordieusement dans mon cœur une grande lumière, il me donna en même temps une certaine fermeté … que je crois encore ne devoir jamais perdre. » (12e pas). « Il me fut dit : Dans ce cœur … tout est vérité » (13e pas). « Le Christ m’apparut  … Il me semblait que son sang coulait tout frais de son côté et que je le buvais … Je n’arrivais pas à imaginer une mort assez méprisable … qui n’eût rien de commun avec celle des saints dont je ne me sentais pas digne. » (14e pas). « Il me semblait que je ne pouvais rien me réserver sans gravement offenser Dieu. » (15e pas). « Il mit dans mon cœur le Notre Père avec une intelligence très claire de la bonté divine et de mon indignité. » (16e  pas). « Je demeurai un bon temps dans chacun des pas … rien n’est écrit ici de la pesanteur avec laquelle l’âme s’avance… ».

[21-29] « Je commençai à recevoir de la consolation par les songes ; mes songes étaient nombreux, ils étaient beaux… » suivi du récit de l’un d’entre eux : «  Je me trouvai une fois dans la prison … je méditais un mot de l’Evangile … j’eus soif de voir le mot écrit ; craignant d’agir par amour-propre, je me contins … je m’endormis dans mon désir. Aussitôt je fus induite en en vision et il me fut dit : L’intelligence de l’épître est chose si délectable que celui qui la comprendrait bien oublierai toutes les choses du monde. (Puis elle éprouve une grande douceur). Mon guide reprit : L’intelligence de l’Evangile est tellement plus délectable encore, que si quelqu’un le comprenait, il n’oublierait pas seulement toutes les choses du monde ; il s’oublierai absolument lui-même. […] on ne prêche rien de la délectation de Dieu. Les prédicateurs … ne comprennent même pas ce qu’ils en prêchent. » (17e pas). « un tel feu d’amour de Dieu … que si l’on me parlait de Dieu, je poussais des cris … ceci m’arriva pour la première fois lorsque je vendis ma maison de campagne pour en donner le prix aux pauvres. C’était la meilleure de mes terres. » (18e pas). (elle ressent) « la douceur de Dieu … je tombai à terre… » (19e pas). « Après cela, je me rendis à Saint-François à Assise. »

Puis après le résumé des sept pas supplémentaires [31-37] (repris partiellement en italiques ci-dessous), commence le témoignage direct du frère copiste par le récit de la visite à Assise :

[41] « Elle avait beaucoup crié … J’en fus tout couvert de honte … je luis dis de n’oser jamais revenir à Assise puisque ce mal la prenait … Je lui conseillai de tout me dire, je l’y contraignis… Ayant éprouvé en moi-même une grâce de Dieu spirituelle, sans exemple dans ma vie, j’écrivais tout rempli de crainte et de respect. »

[54] …je lui dis : « Que vis-tu ? » Elle répondit : « Je vis une chose pleine, une majesté immense, que je ne saurais exprimer ; mais il me sembla que c'était le souverain bien. Elle me dit beaucoup de douces paroles en s'éloi­gnant ; elle s'éloigna lentement avec une suavité immense, sans secousse. Aussitôt après son départ, je commençai à pousser de hauts cris, à vociférer. Je criais sans aucune honte, disant et redi­sant : « Amour inconnu ! Pourquoi m'abandonnes-tu ? »

[55] Après cela, je revins d'Assise avec cette extrême douceur, et je rentrai chez moi par la route. Tout le long du chemin, je par­lais de Dieu, j'avais grand peine à me taire ; cependant je me contenais de mon mieux à cause de mes compagnons. […] Rentrée dans ma maison, je sentis une douceur paisible, et cependant très grande, que je ne sais exprimer.

[59-67] 1er  pas supplémentaire :  « …révélation de la familiarité et de la conversation divines. »

[69-95] 2e pas : « …plus il est grand pécheur, plus grande sont la miséricorde et la grâce qu’il peut obtenir ; puis que Dieu même est l’amour de l’âme. »

[81] Quand il me dit : je te cache beaucoup de mon amour parce qu'autrement tu ne pourrais le porter, mon âme ré­pondit : « Si tu es le Dieu tout-puissant, tu peux bien faire que je le porte. » Il répliqua : « Mais tu aurais sur terre tout ce que tu souhaites, tu n'aurais plus faim de moi, c'est justement pour cette raison que je ne veux pas. Je veux que dans ce monde tu me désires, tu languisses de moi. »

[83] Expliquant ensuite cette parole : que Dieu est l’amour de l’âme, elle me dit : Dieu aime l’âme, il est lui-même l’amour de l’âme.

[97-119] 3e pas : « L’instruction divine par des enseignements. »

[111] Elle me dit encore à moi, frère copiste, qu’une fois Dieu lui dit et lui montra péremptoirement et en détail qu’elle n’était rien, qu’elle était faite d’une matière vile, qu’il ne trouvait en elle  aucune bonté, que cependant Dieu l’aimait, que ce Dieu qu’elle-même peut aimer est chose si grande et si parfaite que la pensée de l’amour qu’il lui porte ne peut lui causer aucun orgueil…

[121-147] 4e pas : « comment elle vit le monde entier, avec tout ce qu’il contient, se réduire à presque rien, et Dieu tout emplir et tout déborder. »

[149-191] 5e pas : « la certitude que Dieu vient en elle … qu’elle est l’hôtesse de Dieu ; deux choses bien différentes. »

[159] Et je voyais en moi deux parties, comme si on eût tracé en moi une route. D'un côté je ne voyais qu'amour et tout bien, venant de Dieu et non de moi; de l'autre, je me voyais aride, je voyais qu'il ne venait de moi aucun bien. Par là, je vis que ce n'était pas moi qui aimais, bien que je fusse toute transformée en amour, mais que cela ne venait que de Dieu. Puis les deux parties se réu­nirent, et leur union me donna un amour beaucoup plus grand, beaucoup plus ardent. J'avais le désir d'aller à cet amour.

[173] L'âme veut Dieu, et ce vouloir lui est donné par la grâce. Quand donc il est dit à l'âme : « Que veux-tu ? » Elle répond : « Je veux Dieu. » Et Dieu lui dit : « Et moi j'accomplirai en toi cette volonté. » Car jusque-là, elle ne vou­lait pas Dieu vraiment et de tout soi. Ce vouloir lui est donné par la grâce, et par ce vouloir elle connaît que Dieu réside en elle, qu'il entre en société avec elle.

 [187] « L'orgueil ne peut trouver place que dans ceux qui croient posséder quelque chose. L'ange déchu et le premier homme ne se sont enorgueillis et ne sont tombés que parce qu'ils ont pensé et cru posséder. Or, ni l'ange, ni l'homme, ni quoi que ce soit n'a l'être; il n'y en a qu'un qui le possède, c'est Dieu. […]

[189] « Cette doctrine est celle de la sagesse divine qui d'abord fait voir à la personne ses défauts, puis lui fait voir sa pauvreté, la rend pauvre, et l'ayant illuminée du don de la grâce, lui fait voir la bonté de Dieu. Ceci fait, tout doute sur Dieu lui est enlevé, elle aime Dieu de tout elle-même, et, aimant comme elle aime, elle travaille. Toute confiance en soi lui est enlevée. »

[193-207] 6e pas : « multiple et intolérable passion. »

[209-245] 7e pas : « tous les précédents ne sont rien … attire plus que tout ce qui précède. »

[245-249] conclusion : véracité de frère Arnaud.

D’autres témoignages.

La seconde partie du manuscrit provient d’autres copistes, certainement moins proches de la mystique mais témoins des années postérieures, Arnaud étant mort en 1300 :

[311] Voici le signe de l'amour vrai : celui qui aime ne transforme pas une partie de soi-même, mais tout soi en l'aimé. Comme cette transformation n'est pas continue, comme elle ne dure point, l'âme est prise par le désir de chercher tous les modes qui lui permettront de se transformer en la volonté de l'aimé afin de retrouver à nouveau la vision. Elle cherche ce qu'a aimé celui qu'elle aime.

[341] Tandis que je réfléchissais spécialement à cette parole : « Je ne t'ai pas aimée comme une absente, » il ajouta : « Je suis plus intime à ton âme que ton âme à soi-même. » Ce mot augmenta encore ma douleur, parce que plus je voyais combien il était intime à mon âme, plus je connaissais que je m'étais pour ma part éloignée de lui.

[375] Et parce qu'on est infirme encore et incapable de servir Dieu sans l'espoir d'une récompense, qu'on sache bien que l'on mérite ainsi de posséder Dieu dans la paix [?], mieux encore, d'être transformé totalement en Dieu. Et cela est si vrai que même en cette vie Dieu transforme déjà beaucoup en lui-même l'âme qui reproduit en elle ses abaissements, ses pau­vretés, ses douleurs.

[399] De même que le fer embrasé reçoit en lui la forme, la couleur, la chaleur, la vertu, la valeur du feu, et devient comme du feu ; de même qu'il se livre au feu tout entier, et non partiellement, et ne subsiste qu'en étant embrasé dans l'intime de sa substance ; ainsi, l'âme, unie à Dieu et avec Dieu par le feu parfait de l'amour divin, se donne et se place tout entière en Dieu, et transformée en Dieu sans avoir perdu sa substance propre, elle transforme sa vie tout entière dans le Dieu amour et l'amour la rend quasi toute divine. / Il faut donc que la connaissance précède, et qu'ensuite l'amour suive, pour transformer l'aimé en l'amant, c'est-à-dire pour transformer l'âme qui connaît en vérité et qui aime avec ferveur dans le bien qu'elle connaît et qu'elle aime avec ferveur. Or cette connaissance ne peut venir à l'âme ni d'elle, ni d'aucune créature ; elle ne peut lui venir que de la lumière divine; c'est un don spécial de la grâce de Dieu.

[423] …voyant son néant et voyant Dieu humilié et abaissé pour un si vil néant et même unir son néant, l'âme s'embrase d'amour, et embrasée d'amour elle se transforme en Dieu. Une fois transformée en Dieu quelle est la créature qu'elle n'aimera selon son pouvoir ? Transformée ainsi par l'amour du créateur, elle aime toute créature selon son pouvoir parce qu'en toute créature, elle voit, comprend et connaît Dieu. Aussi trouve ­t-elle joie et allégresse dans le bonheur du prochain, tristesse et affliction dans ses maux.

[481] L'amour parfait, sans défaut, est celui de l'âme admise à voir l'être de Dieu. Quand l'âme est ainsi guidée et con­duite â la vision de l'être de Dieu, elle voit comment toute créa­ture tire son être de celui qui est l'Être suprême, comment toute chose, comment tout ce qui existe tient son être de l'Être suprême; elle voit qu'il n'est point d'autre être, et que rien ne possède l'être que par lui. L'âme puise dans cette vision une sagesse admi­rable, une sagesse pleine de gravité, une sagesse pleine de matu­rité. L'âme tire de cette vision le plus grand des biens, elle ne peut contredire, parce qu'elle voit en vérité que toutes les oeuvres de Dieu sont bonnes ; le mal vient de nous qui les détruisons. Cette vision de l'Essence divine excite l'âme à l'aimer. Elle nous apprend à aimer tout ce qui a reçu d'elle l'existence.

[519] « Mes petits enfants, efforcez-vous de vous faire petits ! » Puis elle cria : «  O néant inconnu ! O néant inconnu ! On ne peut avoir en ce monde de science plus utile que celle de son néant, ne rien faire de mieux que de s'emprisonner dans son néant. Parler de Dieu, faire de grandes pénitences, comprendre les Écritures, avoir son cœur presque constamment occupé des choses divines, toutes ces vanités spirituelles sont plus trompeuses que les vanités temporelles.

 



[1] Le livre…, op.cit., p. 3.

[2] Pour cette raison nous n’indiquons pas avec exactitude la multitude de ces citations, dont nous convenons de les séparer simplement par un tilde ~  (effectuant ainsi une concaténation ; nous répéterons ce procédé pour Teresa, Jean de la Croix…).